Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Qui est Laure ?

Francesco Laurana, masque de femme, XVe siècle, marbre, 25.5 x 12.4 x 8.7 cm, Aix-en-Provence, Musée Granet. Domaine public.
Francesco Laurana, masque de femme, XVe siècle, marbre, 25.5 x 12.4 x 8.7 cm, Aix-en-Provence, Musée Granet. Domaine public.

Certains visages de l’histoire de l’art sont ancrés dans la mémoire collective, que ceux-ci aient un nom comme Mona Lisa ou Toutankhamon, ou qu’ils demeurent anonymes comme celui de la jeune fille à la perle. Le visage de ce buste aujourd’hui conservé à Aix-en-Provence est un cas tout particulier. Désormais simplement désigné sous la dénomination de “masque de femme”, il fut l’objet d’un quiproquo qui me conduit à élaborer une nouvelle réflexion dans le cadre de mon second mémoire : le pétrarquisme dans les arts français et italiens du XVIe siècle.


Le parcours de recherche est souvent semé d’embuches pour l’étudiant·e d’histoire de l’art. Où chercher ? Quelles informations suivre ? Que faire face à un doute de fiabilité ? Ces questionnement se concentrent, pour la plupart, sur un site bien connu du grand public : Wikipédia. Malgré sa grande accessibilité, démocratisant l’accès au savoir, l’encyclopédie participative en ligne est parfois le support de fausses informations. Un phénomène auquel j’ai assisté lors du début de mes recherches sur le pétrarquisme. Voulant étudier la figure de Laure, muse du poète toscan Pétrarque (1304-1374), je commençais par consulter la page Wikipédia lui étant consacrée afin d’obtenir les informations de bases sur ce personnage. Cette page française, intitulée “Laure de Sade“, compile quelques informations concernant cette figure dont on ne sait que peu de choses et dont on ignore d’ailleurs la véritable identité : elle est par exemple parfois appelée aussi Laure de Noves. Pourtant, selon l’article, un portrait de Laure réalisé par Francesco Laurana (c. 1430-1502) serait conservé au musée Granet de la ville d’Aix-en-Provence au numéro d’inventaire : Inv. Gal. 1. 46. S. Une description brève de l’œuvre la qualifie simplement de masque mortuaire.

Cette information sonne comme une aubaine pour mes recherches, bien que ce numéro d’inventaire me semble douteux d’après mes souvenirs de mon stage au sein des équipes de conservation du musée Granet. Je décide alors de me rendre dans la galerie de sculptures du musée afin d’y trouver la jeune femme. L’œuvre se révèle malheureusement absente du parcours permanent et je sollicite donc l’aide de l’institution afin d’avoir accès à la documentation liée à ce prétendu portrait. En attendant une réponse je me penche plus en profondeur sur l’identité de ce personnage et me demande : qui est Laure ?

Extrait de “Laure et Pétrarque”, conférence d’Étienne Gilson au Cercle interallié et diffusée le 5 mai 1947 sur la Chaîne nationale.

Laure est la muse de celui qu’elle changea en poète. Une figure énigmatique et mystérieuse qui ne laisse de traces que dans les sonnets du recueil de Pétrarque : Il Canzoniere. Quelques portraits de la jeune femme existent, tous allégoriques, et de Giorgione (1477-1510) jusqu’à Vasari (1511-1574) aucun artiste du Rinascimento ne l’a rencontrée, pas même Simone Martini (1284-1344) dont l’histoire raconte qu’il l’aurait pourtant eue comme modèle vivant. Francesco Laurana, artiste du roi René, a lui aussi sculpté le visage de la muse dans le marbre mais l’œuvre n’est pas celle d’Aix-en-Provence mais un autre buste conservé à Vienne dans les dédales du Kunsthistorisches museum.

Francesco Laurana, Laura, c. 1490, marbre, 44 x 42.5 cm, Vienne, Kunsthistoriches Museum.

L’artiste originaire des Balkans a fait du buste de femme l’une de ses spécialités dans la seconde moitié du XVe siècle. C’est au musée national du Bargello de Florence que pour la première fois j’eus l’occasion de me confronter à l’un de ces portraits froids du maître sculpteur. Non pas celui de Laure mais celui de Battista Sforza, celui d’une femme endormie dans un éternel sommeil. Il est parfois difficile d’attribuer une fonction à ces objets si particuliers, passant d’un usage matrimonial à un usage funéraire. Le portrait du musée Granet semble être pour sa part un masque mortuaire : mais est-ce celui de Laure ? La seule image existante de l’œuvre sur internet ne va pas dans le sens de cette théorie. En effet le buste est bien attribué à Laurana et conservé à Aix-en-Provence mais il n’est pas identifié comme le portrait de Laure, il est simplement décrit comme un “masque de femme”. Alors pourquoi la page Wikipédia de Laure de Sade reconnait-elle en ce visage celui de la muse de Pétrarque ?

La réponse à cette question se trouve dans les archives du musée Granet. Grâce aux services de documentation et de conservation du musée j’ai pu constater que l’œuvre fut prêtée à l’hôtel de Sade à l’occasion d’une exposition commémorant la vie du poète toscan. Le buste de Laurana y fut utilisé pour illustrer un poème de Pétrarque chantant la beauté de sa muse.

Giovene donna sotto un verde lauro
vidi piú biancha et piú fredda che neve
non percossa dal sol molti et molt’anni.
Je vis sous un vert laurier une jeune dame,
plus blanche et plus froide que la neige qui n’a pas été frappée
par les rayons du soleil pendant de nombreuses années.

Francesco Petrarca, Il Canzoniere, Sixain II.

Tels furent les mots du poète qui accompagnèrent le buste de marbre blanc lors de l’exposition avignonnaise cet été 2004. Commémorant le 700ème anniversaire de la naissance de Pétrarque, le buste de Francesco Laurana devint le “masque mortuaire de Laure” pour l’exposition Le triomphe de l’amour : Eros en guerre. Bien que l’œuvre soit référencée comme simple “masque mortuaire” c’est ainsi qu’elle est présentée dans le catalogue de l’exposition. Une identification hâtive qui mena certainement l’auteur du fameux article Wikipédia à faire un raccourci. Je constatais d’ailleurs ne pas être le premier à remarquer cette curieuse information de l’encyclopédie en ligne. En effet un courrier fût adressé au musée Granet en 2014 avec la même interrogation sur ce buste : est-ce le portrait de Laure ? L’un des conservateurs adjoints du musée à cette époque, monsieur Jérôme Fabiani, prit le temps de répondre à ce courrier en résumant parfaitement la situation.

Au risque de vous décevoir, le musée Granet conserve bien une sculpture de Francesco Laurana, un “masque de femme” en marbre (numéro d’inventaire : 860. 1. 692 ; le numéro “1.46.S” est fantaisiste), mais il ne s’agit en aucune manière d’un masque mortuaire de Laure de Noves. Ce ne peut être qu’une pieuse légende, qui n’est même pas mentionnée dans la littérature scientifique sur l’objet, et que Wikipédia comme bien souvent aura reprise sans examen critique.

M. Jérôme Fabiani, ancien Conservateur adjoint du musée Granet, dans un courrier daté du 20 avril 2014.

Le buste du musée Granet n’est donc pas le portrait de Laure et ce quiproquo vit le jour lors de la présentation de l’œuvre dans le cadre d’une exposition consacrée à l’œuvre de Pétrarque il y a bientôt vingt ans. Pourtant ce malentendu semble révélateur d’un phénomène tout particulier qui touche certains personnages de l’histoire et de la littérature, celui de la dépersonnification du nom : lorsqu’un nom ne désigne plus une personne mais définit un trait de caractère, une vertu ou un vice. Laure, bien qu’elle eut une existence véritable, est devenue au fur et à mesure du temps un personnage fictif, allégorique, dénué de toute vérité historique. Ainsi il fût aisé de prêter au buste de Laurana les traits de la muse de Pétrarque puisque ceux-ci sont inconnus et qu’ils peuvent se retrouver dans n’importe quel visage pourvu que celui-ci reflète les caractères que l’on associe à ce nom. C’est le fardeau des “grands noms”, un phénomène qui touche aussi Pétrarque lui-même, par exemple, comme l’explique Patrick Boucheron.

Extrait de “Vie civile, vie solitaire : l’invention de Pétrarque”, conférence de Patrick Boucheron pour le Banquet du livre de Lagrasse le 10 août 2012.

Alors se pose un nouveau problème pour l’étudiant·e en histoire de l’art : la recherche doit-elle continuer sa quête d’un véritable portrait de Laure, puisqu’elle a existé, ou doit-elle se résoudre à accepter qu’une telle chose n’a que peu d’importance et que Laure n’est qu’un personnage allégorique sans visage ? J’ai eu la chance de pouvoir poser cette question aux membres du colloque universitaire organisé par le CESR de Tours intitulé À rebours. L’influence de la culture médiévale dans l’œuvre de Pétrarque, et de m’entretenir brièvement à ce sujet avec messieurs Marcello Ciccuto, président de la Société dantesque italienne, et Rosend Arquès, professeur de l’Université autonome de Barcelone. De ces riches échanges je retiens que la discipline doit persister dans sa recherche d’un éventuel portrait véritable de Laure mais qu’il est aussi important de garder en conscience la portée allégorique de ce nom. Laure, celle que nous connaissons à travers Pétrarque, est un “élément de langage“, une figure abstraite que chacun peut reconnaitre dans le visage qu’il souhaite. Une chose que le poète lui-même écrivait déjà dans son Canzoniere.

Cosí, lasso, talor vo cerchand’io,
donna, quanto è possibile, in altrui
la disïata vostra forma vera.
Ainsi parfois vanné, je vais cherchant,
Madame, comment je peux retrouver
Votre vrai visage en celui d’une autre.

Francesco petrarca, il canzoniere, sonnet xvi.

Ainsi pour l’historien·ne de l’art un portrait de Laure est avant tout la représentation d’un idéal, celui duquel Pétrarque puisa toute son inspiration et que Giorgione immortalisa en un visage. Dans les yeux de cette jeune femme coiffée de lauriers résonnent les mots de Gilson dévoilant la véritable identité de Laure : elle est “la vérité poétique“.

Portrait de femme au laurier. Domaine public. Giorgone, Laura ,1506, huile sur bois, 41 x 33 cm, Vienne, Kunsthistorisches museum
Giorgone, Laura ,1506, huile sur bois, 41 x 33 cm, Vienne, Kunsthistorisches museum
Extrait de “Laure et Pétrarque”, conférence d’Étienne Gilson au Cercle interallié et diffusée le 5 mai 1947 sur la Chaîne nationale.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Victor Negrel (24 novembre 2023). Qui est Laure ? SPLASH. Consulté le 17 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ujaa


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.